Who is watching whom?
Depuis dimanche soir, les Suisses peuvent se regarder dans un miroir déformant. L´émission «Big Brother» a débarqué sur la chaîne privée suisse alémanique TV3. Cela marche fort... et nécessite une réflexion.
Principe de la recette: prenez douze individus, si possible six mâles et six femelles, et placez-les dans une cage bien close, en l'occurrence, des conteneurs-maisons (avec petite terrasse) entourés d'une palissade. Cela se passe à Glattenfelden, dans le canton de Zurich. Laissez-les vivre sous cloche pendant 105 jours... «Vivre», c'est-à-dire boire, manger, se rendre aux toilettes, se doucher, discuter, se chamailler peut-être, et pourquoi pas, cerise sur le gâteau, s'acoquiner et faire des galipettes...
Entourez ces rats de laboratoire de 26 caméras et 60 micros, histoire que les spectateurs, à la fois voyeurs, anthropologues et sociologues, n'en perdent pas une miette. Et puis, pour créer des tensions et par conséquent susciter le suspense, annoncez que tous les quinze jours, en fonction des votes du public, un spécimen sera retiré de l'affaire, et que le dernier qui restera touchera la bagatelle de 150 000 francs. Bingo! La publicité et les sponsors affluent, tel le fournisseur d'accès Bluewin, qui offre sur son site un droit de regard privilégié à ses abonnés...
Ce jeu étrange venu des Pays-Bas a donc trouvé preneur sur une chaîne privée suisse alémanique. La chaîne publique SF-DRS aurait-elle pu l'envisager? «Nous avons une autre philosophie de programme», explique laconiquement Robert Neuhaus, chef de presse, avant de compléter: «La télévision relève toujours du voyeurisme. Mais nous nous refusons à exposer ainsi des individus à tout le monde». Même son de cloche à la TSR avec Manon Romerio, responsable de la communication: «Du point de vue éthique, la TSR ne souhaite pas se lancer sur ce genre de projets. Notre but, c'est de proposer des émissions de proximité, pas de faire de l'audience à tout prix. Et Big Brother, c'est de l'audience à tout prix».
Les chaînes publiques se refusent donc à cette farce au goût douteux. Il y a toutefois bien longtemps que certains programmes télévisés ont fait pénétrer la vie privée des gens dans le tube cathodique Mais depuis les «psy-shows» télévisés des années 80, Internet est passé par là, et est entré dans les moeurs. Internet, ses webcams, ses sites amateurs où de joyeux exhibitionnistes s'offrent en pâture au troupeau des voyeurs-surfeurs que nous sommes. «Big Brother» n'est rien d'autre que l'addition de ces deux médias: Internet (l'indiscrétion consentie grâce aux webcams) et la télévision (le voyeurisme grand public et la popularité des jeux faciles).
Dans «1984», le romancier George Orwell avait imaginé des caméras placées derrière les moindres faits et gestes de ses personnages, et des écrans disant sans cesse aux citoyens d'Océania: «Big Brother is watching you!» Big Brother, un autre nom pour dire la tyrannie d'un pouvoir fasciste. En l'an 2000, les concepteurs de cette production inversent la donne... Paradoxalement, grâce à une émission «populaire», Big Brother, c'est désormais le peuple lui-même. Amusant ou inquiétant, c'est selon.
Bernard Léchot

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