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Les archives du temps de l’apartheid restent verrouillées

«Viva Mandela!». A Pretoria comme ailleurs, un pays entier rend hommage à son leader décédé. Reuters

Presque 25 ans après la fin de l’apartheid, Berne maintient toujours un embargo partiel sur les archives de ses relations avec Pretoria. Un refus encore répété une semaine avant la mort de Nelson Mandela, en réponse à une interpellation parlementaire.

Ce contenu a été publié le 13 décembre 2013 minutes
swissinfo.ch

«Une honte! Censurer la vérité, c’est ignoble et antidémocratique». Le sénateur socialiste Paul Rechsteiner ne mâche pas ses mots. Le 27 novembre, il a interpellé le Conseil fédéral (gouvernement) pour lui demander de lever l’embargo qui frappe les archives concernant l’Afrique du Sud. Une tentative de plus sur une liste déjà longue. Et une réponse convenue d’avance, toujours la même depuis dix ans.

Rappel: le 19 juin 2002, l’avocat new-yorkais Ed Fagan (celui des fonds juifs), dépose une plainte collective contre plusieurs banques, dont UBS et Credit Suisse au nom de victimes de l’apartheid. Elle sera par la suite étendue à d’autres entreprises helvétiques. Il faut dire que l’économie et les banques suisses ont continué jusqu’à la chute du pouvoir blanc à faire de très belles affaires au pays de l’apartheid. Le 16 avril 2003, le Conseil fédéral décide de restreindre temporairement l'accès aux archives. Alors que le délai normal de prescription est de 30 ans, tout ce qui concerne les exportations de capitaux et de marchandises vers l’Afrique du Sud est frappé d’embargo depuis le 1er janvier 1960.

Justification: si une entreprise suisse se retrouve en procès aux Etats-Unis, elle ne doit pas être désavantagée par rapport à d’autres «en raison d’une pratique libérale de la Suisse en matière d'accès aux archives». Question d’égalité de traitement. Et bien qu’il n'y ait plus d'entreprise suisse directement concernée par une plainte collective aux Etats-Unis depuis 2009, c’est cette explication qu’a ressortie la ministre des Finances Eveline Widmer-Schlumpf à Paul Rechsteiner le 27 novembre.

Des relations «suivies et étroites»

En octobre 2005 paraît le rapport final du Programme national 42+ «Relations économiques entre la Suisse et l’Afrique du Sud, 1945-1990». Pour mémoire, quelques extraits des conclusions.

Cette recherche est profondément marquée, dans sa forme et son contenu, par les conditions particulières dans lesquelles elle a été menée. L'accès extrêmement limité qui nous a été accordé, aussi bien en Suisse qu'en Afrique du Sud, pour la consultation des sources archivistiques postérieures à 1970, en particulier lorsqu'il s'agissait de questions financières, explique le caractère déséquilibré de la recherche. Alors que quelque 250 pages sont consacrées à la période s’étendant de 1945 à la fin des années 1960, seules cinquante pages, environ, traitent de la phase postérieure.

La Suisse a entretenu des relations économiques suivies et étroites avec l’Afrique du Sud durant toute la période où le Parti national a institutionnalisé puis renforcé le système d’apartheid. Les liens ont été particulièrement forts dans le domaine des exportations de capitaux et de la commercialisation de l’or sud-africain.

Si les compagnies étrangères ont désinvesti d'Afrique du Sud durant la seconde moitié des années 1980, les sociétés helvétiques ont suivi le mouvement, mais dans une mesure sensiblement moindre. Autrement dit, la phase durant laquelle les sanctions internationales à l'encontre du régime d'apartheid ont été, et de loin, les plus sévères, s'est caractérisée par le fait qu'en termes relatifs, l'importance des investissements de la Suisse pour Pretoria s'est renforcée.

Durant la période d’isolement politique du régime sud-africain — qui commence à partir des années 1960 et qui culmine, au milieu des années 1980, avec l’adoption de sanctions économiques contraignantes par l’ONU — la position conciliatrice de la Suisse officielle, qui condamne moralement l’apartheid mais refuse de s’associer aux sanctions, renforce la confiance des dirigeants et des milieux d’affaires sud-africains en leurs partenaires suisses.

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La vérité

«Cette position vient des anciens conseillers fédéraux Villiger et Merz. Il est incompréhensible qu’Eveline Widmer-Schlumpf la défende encore, rétorque le sénateur. Dans ses condoléances pour la mort de Mandela, le Conseil fédéral loue son habilité dans la réconciliation. Mais à la base de cette réconciliation il y a eu la Commission de la vérité. La vérité est la condition pour la réconciliation».

Jacqueline Fehr, collègue de parti de Paul Rechsteiner, se prépare à déposer une nouvelle interpellation, à la Chambre basse cette fois. «Je pense qu’avec la mort de Nelson Mandela la situation a changé, c’est le bon moment pour agir, car il y a une très grande pression sur le Conseil fédéral. Il ne pourra plus répondre comme il l’a fait aux interventions précédentes», espère la députée.

Socialiste lui aussi, Carlo Sommaruga verrait bien le parlement intervenir en modifiant la loi sur les archives. Mais il ne se fait aucune illusion: «une telle proposition ne trouverait pas de majorité. Nous sommes ici dans une des multiples expressions du syndrome du secret bancaire, où la Suisse ne bouge pas tant qu’on ne vient pas lui botter les fesses».

Mais le député va plus loin. Il demande une proposition d’indemnisation globale pour les victimes de l’apartheid. «Il est étonnant qu’après l’affaire des fonds juifs en déshérence, la Suisse n’ait pas anticipé cette étape avec l’Afrique du Sud».

Rapport tronqué

Les relations entre la Suisse et le régime d’apartheid ont déjà fait l’objet d’une vaste étude, à l’enseigne du Programme national de recherche (PNR) 42+. Malheureusement pour les historiens, le blocage des archives est intervenu alors qu’ils étaient au travail depuis à peine neuf mois. Résultat: un rapport tronqué: 300 pages, dont 50 seulement traitent des années 70, 80 et 90, les plus décisives.

En plus de ces restrictions d’accès aux archives publiques, les chercheurs se sont heurtés à un «niet» généralisé des entreprises privées. «Pour la Commission Bergier [Suisse – Seconde Guerre mondiale], le Conseil fédéral avait promulgué un décret obligeant tout le monde à ouvrir ses archives et à lever le secret bancaire et le secret des affaires. C’est un cas unique dans l’histoire suisse, et bien sûr, ça ne s’est pas répété pour nous», raconte Sébastien Guex, un des historiens du PNR 42+. En tant que spécialiste de la place financière, il connaît bien le problème: jamais une banque ne lui a ouvert ses archives.

Sa collègue Sandra Bott, qui a fait de sa contribution au PNR 42+ sa thèse de doctorat (désormais publiée sous forme d'un livre qui prolonge la recherche de 2005 en développant la question du marché de l'or), se souvient avoir vu elle aussi les entreprises et les associations privées s’aligner dès 2003 sur les règles émises par le gouvernement.

A la direction d’economiesuisse, Thomas Pletscher confirme cet alignement des milieux économiques sur la pratique fédérale. «Les documents du Vorort [Union suisse du commerce et de l’industrie, ancêtre d’economiesuisse] sont déposés aux Archives d’histoire contemporaine de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, et on y applique les mêmes règles qu’aux Archives fédérales».

«Honnêtement, poursuit l’homme qui s’occupe depuis 25 ans des relations avec l’Afrique du Sud, je ne pense pas qu’on y trouve des choses surprenantes, pour la bonne et simple raison que rien de problématique ne s’est fait à l’époque avec l’implication directe ou indirecte du Vorort».

Ayant eu accès à ces archives du Vorort, Sébastien Guex admet lui aussi qu’il n’y a eu «que très peu à en tirer».

Restent alors les archives des entreprises, ou des associations sectorielles, comme celle des banquiers. L’historien y trouverait-il des trésors? Thomas Pletscher est loin d’en être convaincu: «n’oubliez pas que la loi oblige les entreprises à conserver uniquement les pièces comptables pendant dix ans. Ceci ne s’applique pas à la correspondance, aux rapports de voyages, aux projets, et autres documents. Et les pratiques varient beaucoup d’une entreprise à l’autre». Sans compter qu’en cas de fusion, comme celles qui ont donné naissance à Novartis ou à la nouvelle UBS, les pertes d’archives sont fréquentes…

Sans rancune

«A sa libération Nelson Mandela a remercié la Suisse et son économie», rappelle Thomas Pletscher. C’est d’ailleurs la Suisse que le futur président sud-africain avait choisi comme destination d’un de ses premiers voyages d’homme libre. Comme l’avait dit en 2010 Franz Blankart, ancien secrétaire d’Etat au commerce extérieur à swissinfo.ch, «la non-participation de la Suisse aux sanctions internationales n’avait pas gêné Nelson Mandela, car il avait besoin d’une économie qui marche et non pas d’une économie affaiblie.»

Un réalisme que Jean Ziegler est venu rappeler tout récemment dans une interview à la SonntagsZeitung. «Il ne s’est jamais montré critique sur le rôle de la Suisse, rappelle l’ancien rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation. Pour une raison simple: Mandela savait qu’il allait devenir chef de l’Etat et qu’il aurait obligatoirement besoin de la place financière suisse. Il n’a jamais présenté de demandes d’indemnisation, ce qui a dû lui coûter, d’autant, que la Suisse ne s’est jamais excusée. Mais c’était un grand homme d’Etat, qui savait aussi faire des concessions».

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