Le théâtre, la peau et les Osses
Le Théâtre des Osses, dans la banlieue de Fribourg, fête cette année ses 30 ans d'existence. Fidèles à leur exigence de qualité, ses deux fondatrices, Véronique Mermoud et Gisèle Sallin, offrent à leur public une pièce inédite de Nancy Houston créée en première mondiale.
«Et vous Madame, que pensez-vous de cette histoire?» Telle est la question que la metteure en scène Gisèle Sallin avait depuis longtemps envie de poser à Jocaste. Car le silence de la mère et épouse d'Œdipe lui semblait inconvenant au milieu du fracas des destinées de ses proches.
Cette question, Gisèle Sallin l'a soumise à l'auteure d'origine canadienne Nancy Houston, rencontrée à Paris lors d'une représentation de «Mère Courage». «Le courant a passé. Un jour, je lui ai adressé une commande d'écriture. Elle s'est penchée plus à fond sur le sujet et a envoyé une premier jet six mois plus tard», raconte-t-elle.
Jouée aux Osses depuis début octobre en première mondiale, «Jocaste Reine» édifie un royaume à la parole féminine. Il y est question d'amour, entier et déraisonnable, de maternité, de filiation et de sang. Sans renoncer à une légère touche d'humour, Nancy Houston retravaille le mythe relaté par Sophocle dans toute sa violence.
Sur scène, c'est Véronique Mermoud qui la porte, cette violence tragique, dans une mise en scène de Gisèle Sallin. Théâtre des origines. Depuis qu'elles ont fondé les Osses, en 1979, les deux femmes ont en effet toujours travaillé ensemble.
A côté d'un cimetière
Toutes deux comédiennes de formation, elles se sont rencontrées à Genève à la fin des années 1970. L'heure est alors à l'effervescence théâtrale. Théâtre Am Stram Gram, Théâtre Mobile, les scènes «off» qui se multiplient au bout du Léman les poussent à s'installer dans le canton de Fribourg.
Gisèle Sallin y réside dans la ferme dite «des Osses», près de Châtel-St-Denis, un lieu-dit situé à côté d'un cimetière de l'époque mérovingienne. «Lorsqu'on a fondé notre compagnie, on a cherché des noms de toutes sortes. Or on aimait bien celui-ci, son graphisme et son sens. Il fait référence à quelque chose de fondamental, comme une structure... Le théâtre, c'est comme l'ossature de l'être humain», conclut-t-elle.
Premières pièces – «Le Malentendu» de Camus, «S. Corinna Bille», «MEDEA» -, premiers succès. Riche, l'expérience est aussi fatigante. Après quatre ans d'itinérance, Véronique Mermoud et Gisèle Sallin partent explorer leur métier chacune de leur côté. Mais c'est pour mieux se retrouver.
Dans une salle de chauffage
En 1986, les activités de la compagnie des Osses reprennent, avec cette fois l'objectif de construire un projet sur le long terme. Parallèlement, le canton de Fribourg, qui ne possède pas de salle de spectacle, met sur pied une loi sur les affaires culturelles. Gisèle Sallin et Véronique Mermoud proposent alors la création d'un centre dramatique fribourgeois.
Un rêve qui ne deviendra réalité qu'en 2002, après de nombreux revirements politico-économiques et d'encore plus nombreuses incertitudes financières. Et surtout après avoir frôlé la catastrophe. Au cours de l'été 2002, le Parlement cantonal refuse en effet d'augmenter les subventions à la culture.
A deux doigts de la tombe, les Osses sont sauvés par une mobilisation populaire sans précédent dans le canton et par l'aide de la Loterie romande. «C'est juste qu'un projet fort prenne 15 ans pour se mettre sur pied. Il faut avoir de l'endurance. Cela a pris du temps pour convaincre toute une région du bien-fondé d'un théâtre professionnel et surtout du professionnalisme en matière d'art», souligne Gisèle Sallin.
Aujourd'hui, le Théâtre des Osses, devenu fondation, est implanté à Givisiez, où il a pris racine dès 1990. Dans un quartier aux allures de village alternatif, il occupe des locaux qui abritaient à l'origine un atelier d'architecture et une salle de chauffage. Sur les murs de la cafétéria, d'immenses photos en couleur retracent les spectacles donnés en Suisse et au-delà.
Concrétiser mai 68
De Molière à Werner Schwab en passant par Prévert, les choix faits aux Osses témoignent d'une exigence de qualité jamais démentie, assortie d'une volonté de parler des turpitudes humaines, individuelles et collectives.
«Pour nous, être politique, c'est nous intéresser aux affaires de la cité, de la 'polis' en grec. On essaie de mettre à l'affiche des œuvres pertinentes. On a par exemple monté «Frank V» de Dürrenmatt en même temps que la fusion SBS-UBS, alors que des centaines de personnes étaient licenciées», relève Gisèle Sallin.
Outre cette lecture critique de l'actualité, le duo Mermoud-Sallin - lauréat en 2003 de l'Anneau Hans-Reinhart, la plus haute distinction du théâtre suisse - est resté fidèle à ses ambitions de départ. Jouer des auteurs de leur choix, s'adresser à un public populaire et amener les jeunes au théâtre, passer plus de temps à jouer qu'à répéter, encourager l'écriture en jouant des pièces d'auteurs contemporains, vivre l'égalité salariale entre hommes et femmes.
Autant de défis lancés au cours d'un certain mai 68 que les deux femmes, à force de ténacité, ont réussi à concrétiser. Comme elles sont parvenues une nouvelle fois, avec «Jocaste Reine» appelée à la parole par Nancy Houston, à défier les lois du répertoire théâtral, lequel compte en moyenne deux tiers de personnages masculins pour un tiers de personnages féminins.
Carole Wälti, swissinfo.ch
Faits
«Jocaste Reine» est à voir au Théâtre des Osses jusqu'à Nouvel An.
Parallèlement, la pièce est également en tournée en Suisse.
Elle sera par exemple donnée entre le 19 et le 29 novembre à la Comédie de Genève ou le 15 janvier au Théâtre Benno Besson d'Yverdon.
Des représentations d'«Oedipe roi» sont également programmées.
Gisèle Sallin
Née à Fribourg en 1949, elle a effectué sa formation de comédienne à Genève, mais s'est très tôt orientée vers la mise en scène.
Dès la fin des années 1970, elle se forme auprès de Jean Vigny, de Maria Casarès, de Jean Gillibert et de Benno Besson.
Gisèle Sallin a également enseigné le théâtre au Conservatoire de Fribourg et écrit des pièces montées par le Théâtre des Osses.
En 1999, elle a été la metteure en scène associée de François Rochaix pour la Fête des Vignerons. Elle a également collaboré avec lui pour le spectacle d'ouverture d'Expo.02.
En 2004 également, Gisèle Sallin a également été nommée Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres.
Véronique Mermoud
Née à Genève en 1947, elle y a entamé une formation de comédienne qu'elle a achevée au Conservatoire national d'art dramatique de Paris.
Dès 1971, elle tourne en Allemagne, en Belgique, en France, en Italie, en Pologne, au Québec et en Suisse.
Au début de sa carrière, Véronique Mermoud a notamment travaillé durant trois ans sous la direction de Benno Besson à la Comédie de Genève.
Entre 1996 et 2001, elle a été directrice artistique du Théâtre des Osses, poste repris ensuite par Gisèle Sallin.
En 2004, elle a été nommée Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres par le Ministre français de la Culture et de la Communication.

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