Artistes solitaires hantés par la foule
Silence, secret et solitude sont les mots clefs de l'art brut. Paradoxalement, le Château de Beaulieu à Lausanne expose une collection sur la foule.
Sur les murs blancs du Musée de l'art brut lausannois: peintures et dessins de foule. Ici, des spectateurs assistent à une compétition de natation. Là, des fidèles prient sur le parvis d'une cathédrale. Ou encore, un équipage prend la mer.
«Les auteurs de ces tableaux présentent des foules complètement fantasmées», explique Lucienne Peiry, nouvelle directrice du Musée de l'art brut à Lausanne.
Exclusion, voire éviction
Pas étonnant, dès lors que ces artistes sont des gens qui ont fait l'expérience de l'exclusion, voire même de l'éviction de la collectivité sociale.
Mais presque paradoxalement, ces artistes restent fascinés par la foule. Ce lieu dans lequel ils ne peuvent s'intégrer. Duquel ils ont été évincés. Car, même en tant que marginaux, ils appartiennent toujours au genre humain.
«C'est donc précisément pour cette raison-là qu'ils choisissent de peindre et de dessiner la foule», précise Lucienne Peiry. Dans leur œuvre, on sent manifestement qu'ils ne font pas partie du corps social. Ils peignent avec un regard complètement extérieur».
Ainsi, le généticien moscovite Eugène Gabritschevsky (1893-1979) dessine des sortes de cortèges d'êtres embryonnaires placés dans des décors vertigineux. On se demande si l'on assiste à une humanité des origines ou à l'espèce humaine des temps futurs.
Anonymes sans expression
La foule de Carlo (1916-1974), elle, représente des silhouettes schématisées, standardisées qui se répètent inlassablement sur la toile. «Il peignait du matin au soir des êtres désincarnés, des corps défunts.
Il faut savoir que Carlo est allé au front. Il a fait l'expérience de la Seconde Guerre mondiale. Puis il a été interné dans un hôpital psychiatrique, près de Vérone. Et, à cette époque-là, un internement signifiait être réduit au désœuvrement total. Carlo a donc peint sa dépersonnalisation.
Mais comme tient à le préciser Lucienne Peiry, les auteurs de l'art brut n'ont pas forcément un passé psychiatrique. La preuve? Ce Suisse d'Aubonne, Gaston Teuscher, qui, lors de sa retraite d'instituteur, se met à dessiner sur des supports de fortune: nappes de restaurants, papiers métallisés de cigarettes, dont ils exploitent taches et déchirures.
Un peu plus loin encore, il y a les foules d'Helmut placées dans des scènes apparemment très joyeuses, pour ne pas dire euphoriques. C'est la fête foraine. C'est un match de football.
Mais si l'on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit que des centaines de supporters sont alignés sur les gradins de manière très minutieuse et ordonnée. Au fond, tous les êtres qui composent les foules de l'artiste allemand se ressemblent. Ce sont des anonymes sans expression.
«Ce qui n'a pas pu être dit»
La solitude engendre-t-elle la tristesse chez ces artistes? «En tout cas, répond Lucienne Peiry, ils ne cherchent pas à faire face à cette situation de mise à l'écart. Ils la subliment en peignant et en dessinant».
«Les auteurs de l'art brut n'éprouvent pas le besoin de montrer leurs œuvres, souligne Lucienne Peiry. Ils ne cherchent pas l'approbation sociale ou artistique. Ils se désintéressent de la critique et du jugement. Ce qu'ils font, c'est dire ce qui n'a pas pu être dit».
Emmanuel Manzi

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