Archéologie du langage: l'évidence du métissage
Qu'est-ce que le français? Une base latine, et moult assimilations gauloises, germaniques, italiennes, amérindiennes, anglaises...
Le Musée romain Vidy-Lausanne propose une exposition captivante et drôle: «Jeux de mots. Archéologie du français».
Qui dit archéologie dit fouilles, recherches d'objets ou de fragments, plongée progressive à travers les strates du sol - et donc à travers notre passé.
Archéologue, Laurent Flutsch, directeur du Musée romain Lausanne-Vidy, connaît bien cette approche. Avec l'aide de la linguiste Bernadette Gross, il a décidé de l'appliquer métaphoriquement à la langue française.
«Le langage est comme le sol, c'est un gisement d'Histoire. On peut fouiller le langage: on trouve dans les étymologies, dans les racines, des traces enfouies. Des traces de coutumes, des traces de contacts avec des populations extérieures».
'Muséographier' les mots
L'histoire de la langue, sujet passionnant s'il en est, mais plutôt difficile à illustrer dans les murs d'un musée, se dit-on de prime abord. Mais l'imagination débordante de Laurent Flutsch et de son équipe sont là pour parer à ce problème.
L'antichambre de l'exposition, celle ou les données de base sont rappelées - le tronc indo-européen, le latin, les langues romanes, l'évolution des mots - est sobre. Murs rouges, panneaux explicatifs, et quelques écouteurs qui pendent au mur, histoire de joindre l'illustration sonore à la théorie.
Un exemple? A travers plusieurs glissements phonétiques et sémantiques, «Tripalium», instrument romain de torture à trois pieux, deviendra le mot français «travail». Ce qui explique peut-être la fatigue et les maux de tête que vous ressentez en fin de journée.
Le décor général ainsi planté, vous pouvez plonger dans l'exposition en elle-même. Et là, le poids des mots et le choc des objets interpellent votre curiosité et... font travailler vos zygomatiques.
Drôle d'inventaire
Un blaireau sur une luge. Une tête de bouc qui vous fixe. Un cheval dont une jambe arrière est ornée d'un porte-jarretelles. Inventaire surréaliste? Non. Nous sommes simplement dans la salle des mots d'origine gauloise.
Car blaireau, luge, cheval, comme chemin, ruche, borne, char, galet, jarret, sont de ceux-là. Et porte-jarretelles aussi. Eh oui, jarretelles a la même source que jarret. «Le piège à éviter était de faire une exposition uniquement avec des panneaux et des textes», constate Laurent Flutsch. L'écueil a été évité, c'est le moins qu'on puisse dire.
Au-delà de l'humour, en réunissant les objets correspondant aux mots issus d'une culture, c'est d'une certaine façon cette culture elle-même qui s'étale sous nos yeux. Le monde gaulois, agricole, rustique, n'était pas le même que le monde romain.
C'est sur ce principe que va se décliner toute l'exposition. Alors que le «corpus» latin est évoqué, de façon symbolique, au travers une allée de colonnes en trompe l'œil, tapissée de pages de dictionnaire, les influences extérieures sont toujours matérialisées par des objets.
Au Moyen-âge s'accumulent les influences germaniques (gibet, blé, hêtre, bois, bûche, hanche, bleu, gris, blanc, brun), puis arabes (chiffres, girafe, magasin, bazar, douane, sirop, coton, riz, sucre, satin).
A la Renaissance s'imposent les influences italiennes (soldat, bouffon, piano, arpège, corsaire, bandit, ombrelle, escarpin), puis amérindiennes et coloniales (chocolat, café, maïs, coca, patates, puma, condor, pirogue). Avec la mondialisation, qui ne date pas d'aujourd'hui, le métissage sera encore plus vaste et manifeste.
Par ailleurs, les glissements de sens se perpétuent, parfois poétiquement: alors que chez les Grecs le mot «cosmos» évoquait l'harmonie du monde, le mot moderne «cosmétique» se rapporte quant à lui à l'harmonie du visage...
Une approche politique
Aujourd'hui, le français académique se heurte aux coups de boutoir du bélier anglo-saxon. Et certains mots, spécifiques à des parlers bien particuliers (rap des banlieues, jargon technologique), se répandent dans la langue. Ce qui ne dérange guère Laurent Flutsch.
«Je n'ai jamais été pour la protection de la pureté de la langue française. La pureté, qu'il s'agisse de langue ou qu'il s'agisse de race, est une absurdité monstrueuse.»
Et le directeur de préciser sa pensée: «Dans le cheeseburger, le plus indigeste, ce n'est pas le nom, c'est le cheeseburger lui-même! L'appeler 'sandwich mou à la viande hachée' ne résoudrait pas le problème!»
«Jeux de mots. Archéologie du français» s'inscrit dans le cadre d'une opération cantonale intitulée «Vivre ensemble», qui aborde la question de l'immigration et du brassage culturel.
Derrière l'humour et l'intérêt culturel véhiculés par cette exposition se cache donc une vraie préoccupation politique? «Oui, admet Laurent Flutsch. C'est un discours politique fondé sur une réalité historique. Si on s'intéresse à l'histoire, on est forcément amené à s'ouvrir à une certaine tolérance et à comprendre que tout brassage est enrichissant».
swissinfo, Bernard Léchot
En bref
- Archéologie de la langue française? La langue a ses strates. A travers l'évolution des mots et surtout à travers les apports de mots étrangers, on obtient aussi un éclairage sur l'évolution d'une civilisation.
- Par l'accumulation d'objets apparemment hétéroclites, l'exposition évoque de façon souvent amusante l'enrichissement que le français a connu grâce à d'autres langues: gauloise, germaniques, italienne, arabe, amérindienne.
- Elle s'inscrit dans le cadre d'un programme cantonal intitulé «Vivre ensemble», qui aborde la question de l'immigration et du brassage culturel.
- «Jeux de mots. Archéologie du français», à voir au Musée romain Lausanne-Vidy jusqu'au 2 novembre 2003.
- Le catalogue, riche en informations historiques et linguistiques, est signé Laurent Flutsch et Bernadette Gross, et illustré par Ambroise Héritier.

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