«Collaborer plutôt qu'abuser du droit d'urgence»
La ministre Eveline Widmer-Schlumpf se dit ouverte au dialogue dans l'affaire Tinner. Mais la controverse fait rage sur le recours au droit d'urgence par le gouvernement. Explications par Rainer J. Schweizer, professeur de droit public à l'Université de St-Gall.
Récemment, le gouvernement a recouru au droit d'urgence pour décider seul d'un plan de sauvetage d'UBS. De même pour justifier la destruction de documents relatifs à l'affaire Tinner, ces frères accusés de faire partie d'un réseau international d'acquisition de technologie nucléaire. Le tout a suscité une large controverse.
swissinfo.ch: Une commission spéciale de la Chambre du peuple s'est constituée pour empêcher le gouvernement de faire cavalier seul en faisant un «usage inflationnaire» du droit d'urgence. Qu'en pensez-vous?
Rainer J. Schweizer: Le droit d'urgence prévoit que le gouvernement peut, dans une situation extraordinaire, édicter des mesures particulières sans base légale.
Ce droit a été utilisé dans les années 1990, bien avant les affaires UBS et Tinner, c'est-à-dire à l'époque de l'embargo et de l'interdiction des ventes d'armes pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Puis en 2001, sous forme d'une ordonnance sur Al-Qaïda.
Pendant les années 1930, en raison du régime des pleins pouvoirs instauré pendant et après la guerre, le gouvernement s'était attribué de nombreuses compétences exclusives.
Dans les années 1950, du temps de la Guerre Froide, diverses décisions secrètes ont été prises, particulièrement dans le domaine de la sécurité, qui relevaient des compétences du Ministère public de la Confédération. Mais cela n'était plus arrivé depuis les années 60.
swissinfo.ch: Qu'est-ce qui a donc changé?
R.J.S.: Le droit d'urgence porte sur la sauvegarde des intérêts du pays à l'étranger et la garantie de la sécurité extérieure et intérieure de la Suisse. Dans le passé, le gouvernement a également recouru à ce droit dans des situations économiques ou en matière de renseignement.
Le plan de sauvetage d'UBS n'avait aucune dimension de politique extérieure ou de sûreté, mais est de nature purement économique. Si on avait voulu respecter la Constitution à la lettre, il aurait fallu que l'Assemblée fédérale adopte un arrêté fédéral urgent. C'est ainsi qu'ont procédé les parlements allemand et britannique pour sauver certaines banques.
Par contre, le cas de la destruction et de la non-publication des documents Tinner a trait à la sécurité. Mais la question qui se pose est celle de l'urgence, car ces documents étaient connus depuis deux ans et ceux qui ont été retrouvés l'ont été il y a six mois.
swissinfo.ch: Certains reprochent au gouvernement d'avoir fait preuve de précipitation dans le cas UBS ou l'affaire Tinner. S'agit-il là d'un manque de compétence où ses tâches sont-elles devenues trop complexes?
R.J.S.: Je ne souhaite pas mettre ici en doute les compétences du gouvernement, mais surtout pointer le doigt sur le fait que, actuellement, certains modèles de solution sont manifestement à la mode. Ainsi, ces quatre dernières années, on a cherché, en matière de sécurité, des solutions qui ne sont tout simplement pas constitutionnelles.
Par exemple, le gouvernement a émis une ordonnance sur les services de sécurité privés sans aucune base légale. Or cela relevait obligatoirement du Parlement, puisqu'il s'agit du transport de détenus par Sécuritas et, donc, porte sur les droits fondamentaux. Ce point sera réglé par un contrat de droit privé passé par l'exécutif.
D'autre part, le gouvernement a émis plusieurs ordonnances sur l'usage des armes à feu, sur lequel il n'existe pas de base légale complète.
swissinfo.ch: Pourquoi le gouvernement agit-il ainsi?
R.J.S.: Je l'explique surtout en raison des relations tendues qu'il entretient avec le Parlement. Actuellement, ce dernier lui est moins favorable et peut-être aussi un peu chaotique dans sa manière de travailler. Le gouvernement a donc plus de difficulté à faire passer sa politique. La coopération n'est plus aussi étroite et conviviale qu'il y a peut-être dix ou vingt ans, quand la concordance était de mise.
Par ailleurs, le contrôle de la Justice sur l'administration fédérale s'est renforcé et le gouvernement se sent davantage surveillé.
En outre, il faut compter avec les étranges notions sécuritaires développées ces dernières années, qui se sont notamment manifestées avec le projet de révision de la Loi sur le maintien de la sûreté intérieure (LMSI). Un projet aux conséquences illimitées qui propose des instruments horrifiants pour restreindre les échanges et la communication d'informations. L'Assemblée fédérale a renvoyé sa copie au gouvernement.
swissinfo.ch: Que proposez-vous pour rétablir l'équilibre entre le conseil fédéral, la Justice et le Parlement?
R.J.S.: Le sénateur libéral-radical (droite) Thomas Pfisterer a proposé la création d'une instance de surveillance indépendante du gouvernement comme du Parlement.
Il y a d'autres propositions à la Chambre basse pour créer une juridiction constitutionnelle pour le législateur. Je trouve tout à fait justifiées les exigences de la nouvelle sous-commission de la Chambre du peuple. Nous sommes sur la bonne voie et l'affaire est d'une extrême urgence.
swissinfo.ch: Quel est le danger d'un recours accru au droit d'urgence?
R.J.S.: Les citoyens sont en droit d'émettre des doutes sur l'Etat de droit en Suisse, si on y soustrait plus de 250 dossiers bancaires au contrôle de la Justice pour livrer des personnes aux autorités fiscales des Etats-Unis. Ou si on détruit des documents alors qu'une procédure pénale est en cours.
Cela ternit aussi l'image du Parlement et de la Justice de la Confédération. En agissant ainsi, le gouvernement donne l'impression que ces institutions ne sont pas suffisamment qualifiées pour mener à bien des tâches complexes. Au lieu de recourir à ce fameux droit d'urgence, le gouvernement ferait mieux d'améliorer sa collaboration avec le Parlement et la Justice.
Corinne Buchser, swissinfo.ch
(Traduction de l'allemand: Isabelle Eichenberger)
Droit d'urgence
La Constitution fédérale ne parle pas de droit d'urgence mais de la compétence du gouvernement de prendre des mesures exceptionnelles.
Il peut édicter des ordonnances et prendre des décisions.
Ce droit d'urgence se base sur les articles 184 et 185 de la Constitution, portant respectivement sur «la sauvegarde des intérêts du pays à l'étranger» et celle de «la sécurité extérieure et intérieure de la Suisse».
Le droit d'urgence est limité à une durée d'un an au maximum.
Le gouvernement veut dialoguer
Le 15 juillet, la ministre de la Justice Eveline Widmer-Schlumpf a rencontré la délégation des Commissions de gestion (DélCdG) des Chambres fédérales ainsi qu'un expert de l'Agence internationale de l'énergie atomique pour trouver une solution acceptable pour toutes les parties concernées par l'affaire Tinner.
Les discussions ont porté sur une partie des copies de dossiers relatifs à l'affaire Tinner que le Ministère public de la Confédération a retrouvées en décembre 2008 et dont le gouvernement a décidé la destruction, le 24 juin.
Mme Widmer-Schlumpf a indiqué son intention de transmettre, dans la mesure du possible, les documents aux autorités pénales. Ce qui a été salué le 20 juillet par la délégation des Commissions de gestion.
Celle-ci a également pu s'assurer que les «feuilles intercalaires» destinées à remplacer les plans de l'arme nucléaire reprenaient l'essentiel des informations contenues dans les originaux.
Contrôler le conseil fédéral
La Commission des institutions politiques (CIP) du Conseil national a créé une sous-commission spéciale pour plancher sur les décisions du Conseil fédéral dans le sauvetage d'UBS et dans l'affaire Tinner.
«Il s'agit de rétablir un équilibre entre les principes démocratiques et étatiques et la capacité de pouvoir agir dans l'urgence», a indiqué un des membres de cette sous-commission, le député radical Kurt Fluri.
La Commission exige que le Conseil fédéral consulte et informe les organes parlementaires compétents pour agir sans base légale en cas de situations urgentes.
La commission doit se réunir pour la première fois le 13 août.

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